Nos deux hommes étaient partis. Pas qu'ils avaient sacré leur camp, ou qu'on avait sacré le nôtre, ni qu'on les avaient sacré dehors. Non, partis pour de bon. Ces hommes, on les avaient aimé. Ils nous avaient permis de faire des choses qu'on n'auraient pas osé faire seules. Parce qu'à notre époque, certaines choses étaient encore l'apanage des hommes. Ils nous avaient transmis leurs connaissances. Toutes ces choses pour lesquelles il fallait être une femme crinquée, ou être la fille unique d'un père qui t'aurait traitée comme son rejeton, qui aurait eu envie de te léguer toutes ces choses.
Quand j'avais rencontré Steeve, je lui avais dis ma peur de devenir une suiveuse. "Suis cette fois-ci, avait dit mon amie Daniele, un autre jour c'est lui qui suivra.". Et c'était vrai. Avec lui, la vie était si facile que j'avais trouvé ça suspect. Je lisais des articles de psycho qui disaient "votre chum ne peut pas être votre meilleur ami". Foutaises. Comme ses articles qui décrètent "vos enfants ne doivent pas être vos amis." Foutaises. L'amour se passe d'articles de psycho.
Ils avaient planifié leur départ, d'un commun accord, si vieillir devenait trop pénible. Et puis finalement, Eric était parti seul. Et puis finalement, Geneviève lui avait survécu. Elle qui avait parfois rêvé d'un peu de liberté dans son couple, d'avoir plus de temps pour elle, elle avait alors trouvé le temps long. Elle avait retrouvé la pesante solitude.
(Geneviève en avait profité, elle, d'être une suiveuse. Pas qu'elle ait été incapable de rien faire. En 10 ans de célibat, elle savait changer un pneu, réparer la plomberie, faire un déménagement. Mais elle était fatiguée. Elsa, elle, qui n'avait connu que la vie conjugale étouffante, avait souhaité développer ses compétences "d'homme" avec Steeve).
Elles s'étaient retrouvées aussi. Leur relation apaisée, loin de la rancune de la fille de s'être fait léguée un paquet d'angoisses, de complexes. Loin de tous ses reproches, garrochés en paquet à leurs hommes.
Il avait demandé à être incinéré. C'était leur plan à tous les deux. Et que leurs cendres soient jetées dans la mer.
Elsa avait dit : "on va y aller, au milieu de l’océan". "On peut pas, avait dit Geneviève. C'est pas possible."
"Il faut trouver quelqu'un pour faire naviguer le voilier." "Tu sais faire naviguer le voilier". "Non, Elsa, j'étais juste co-pilote, je serais incapable de faire conduire le voilier. Et puis ça prend un permis." "Tu n'aurais aucun mal à passer le permis." Elsa se surprenait elle-même d'avoir l'audace de dire ces choses. Avant, elle aurait craint de stresser Geneviève. Mais elle étaient rendues là.
Geneviève avait passer plusieurs nuits sans sommeil , elle avait recommencé à voir un psy, elle avait pris des anti-dépresseurs.
Et puis, un jour, elle avait appelé Elsa. « On va y aller". "Je vais demander à Michel, l'ami d'Eric, il va conduire le voiler" "Non, Geneviève, tu sais que c'est nous qui devons y aller" Geneviève n'avait pas appelé Michel.
"D'accord."
Elle avait retrouvé les gestes, se rendre jusqu'au bateau avec la petite embarcation. Hisser la voile. Diriger le bateau. Et elles s'étaient rendues au large. Libres.