dimanche 14 janvier 2018

Otto

Otto avait au moins quatre-vingt-dix ans quand je l'ai rencontré. C'était une personnalité de Mont-Laurier. D'origine allemande et installé au Québec depuis longtemps, il a beaucoup fait pour la région. Il suscitait bien sûr des jalousies et toutes sortes de ragots qu'un monsieur tel que lui - de surcroît allemand - pouvait inspirer. Sa grande taille, son visage anguleux, se remarquaient assurément. Je l'avais sans doute croisé quelques fois - lors de la venue d'Armand Vaillancourt au cégep par exemple - avant de l'entendre discuter avec la responsable du café-librairie. Avec son accent allemand et sa voix chevrotante, il me semblait difficile à comprendre mais ce qu'il avait à dire était tellement intéressant qu'on tend l'oreille facilement dans ce temps-là.

J'avais d'abord rencontré son épouse, Ute, lors d'une rencontre organisée par les étudiants en travail social. Ute et moi avions été invitées à parler de notre expérience d'immigrantes. Ute était d'origine brésilienne, et travaillait à l'épicerie de produits biologiques. Elle devait avoir dans les 70 ans. Nous nous sommes revues un soir à un concert de blues, auquel j'étais allée dans l'espoir d'y croiser Samuel, un étudiant du collège. J'étais sortie un moment prendre l'air et Ute arrivait. Nous avons discuté et elle m'a dit « une femme dans la trentaine est dans l'apogée de sa beauté». C'était peut-être vrai.

Quelque temps après ma première rencontre avec Otto, sa femme m'invita à venir chez eux, sachant que son mari serait ravi d'avoir de la compagnie. Il me fit un accueil cordial et s'empressa de me montrer sa collection de National Geographics et ses statuettes africaines. Il me montra également ses photos de famille, m'expliquant que sa première épouse, italienne, avait «foutu le camp» quand ils étaient allés vivre à Gaspé. Gaspé, m'expliqua-t-il, signifiait "trou du cul du monde". Je l'appris par la suite à mes dépends : charmante place pour vivre, Gaspé me fut néanmoins difficile. Puis, Otto me raconta sa rencontre avec Ute : "les premiers temps, nous passions tellement de temps à faire l'amour qu'on s'est dit que ça ne déboucherait pas sur une relation sérieuse".

Otto m'emmena faire un tour à sa maison de campagne, où il était "gentleman farmer", selon ses termes, et où était son trésor : un musée du patrimoine religieux. Dans une grange, il avait regroupé toutes sortes d'objets religieux: des vierges phosphorescentes comme celles que ma grand-mère avait, des portraits d’évêques de valeurs diverses, en passant par des chapelets, des bancs d'église et autres colifichets qu'il n'avait eu aucun mal à récupérer, puisque, comme dans le film Les Invasions barbares, la Révolution tranquille étant passée par là, beaucoup de ces objets auraient été directement à la poubelle. Pourtant, ça formait un tout fascinant et Otto le savait. Il me proposa de classer ses livres religieux et m'embaucher tout l'été pour le faire. Il m'aurait sans doute payée très correctement, si je n'étais pas partie en Gaspésie, où j'eus justement la chance de m'occuper d'une bibliothèque collégiale musée, car mes prédécesseurs, extrêmement conservateurs et ne voulant rien jeter, avaient tout gardé : des livres des plus sexistes expliquant comment être une bonne secrétaire et faire plaisir à son patron, à ceux expliquant les différences entre les races, et surtout dominant cette collection hétéroclite, une classe 200 (religion en Dewey) très fournie avec des livres de St-Augustin, de catéchisme bas de gamme, ou de biographies de Jean-Paul II... 

Je déclinais la proposition de classer les livres  - j'aurais préféré classer les objets, - et je dis à Otto, que mon mari apprécierait sans doute de découvrir son musée. Otto fut ravi. Ameth était croyant et Otto n'avait pas constitué cette collection pour se moquer mais dans un but spirituel. Il tenait à ce que les gens qui viennent visiter ce musée soient respectueux et il trouva en Ameth et moi un public respectueux. 

L'année à Gaspé fut difficile pour toute la famille. J'avais passée une année merveilleuse à Mont-Laurier. Mon équipe du collège et les jeunes étudiants m'avaient changé de ma vie de couple difficile et de mon sentiment d'incompétence parentale. En juin, j'avais annoncé à Ameth que je voulais divorcer. Nous étions restés ensemble et Gaspé nous avait donné un grand bol d'air frais. Pourtant, lorsque l'hiver survint, la dépression me tomba dessus. Nous avions par contre la chance à Gaspé d'avoir une église ouverte. Je pense que c'est rare au Québec : une église ouverte tous les jours, comme en France, où les gens peuvent aller prier ou se recueillir à toute heure du jour. Bien que n'étant pas baptisée., j'ai toujours trouvé cela réconfortant. J'y avais amené les enfants, et, spontanément, ils s'étaient mis à faire la prière musulmane à genou comme leur père leur avait appris. Je dis cela plus tard à la religieuse qui m'accompagna pendant ma convalescence. Elle sourit et me dit que cela était naturel. 

Quand nous sommes arrivés à Gaspé, nous avons été logés à la résidence étudiante à cause de la pénurie de logements. Nous passâmes l'été à faire des châteaux de sables, à faire de la randonnée et à profiter des festivals. Après un été cependant majoritairement pluvieux, septembre-octobre furent magnifiques. Nous avons encore cette vidéo qu'Ameth a faite avec sa petite caméra et à laquelle le logiciel de montage gratuit qui clignote en bas du cadre donne des allures de film super 8. On m'y voit svelte et rayonnante, avec mes cheveux blonds et courts, mon maillot de bain rose à points noirs et des lunettes de soleil, en train de faire des châteaux de sable avec les enfants. Quand ma mère vient me voir en octobre, je loue deux yourtes au parc Forillon pour deux nuits. Nous y passons des moments mémorables, on voit un ours et un porc-épic et on regarde les étoiles le soir, seuls au milieu des montagnes. Un jour, je l'amène dans l'église et lui demande :
- A quel moment tu as perdu la foi?
- ... Je l'ai peut-être jamais perdu...
Cette révélation m'a saisie? Comment, elle n'avait jamais perdu la foi mais n'avait pas été capable de me l'inculquer?

Novembre est arrivé et la dépression avec. 



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