vendredi 26 janvier 2018

Jennifer 4

Elle se massa légèrement la nuque pour enlever la tension accumulée par la mauvaise posture et se rapprocha de la porte. L'autobus arriva. Elle alla s'asseoir au fond. Une jeune femme, deux ou
trois ans de moins qu'elle, la salua. 
- Salut.
- Tu sais à quelle heure on part?
- Oui c'est marqué sur le billet : 10h10.
- Ah. Il fait frette hein?
- Oui.
- Sti, j'aimerais ça aller fumer un dernier bat mais c'est trop tard....
- Ouais, je pense.
- Tu fumes toi?
- Non.
- Moi oui j'aime ça. Je fume tout l'temps même. 
Ses yeux en témoignaient mais avec un sourire radieux sur le visage, elle semblait habitée d'un enthousiasme indéfectible.
- C'est quoi ton nom?
- Jennifer.
- Moi c'est Stacy. Écoute ça, tu aimes? 
Elle lui passa un de ses écouteurs. 
- Oui.
- J'écoute que du reggae. Tu dois écouter ça toi, t'es de quelle origine?
- Je suis québécoise. Mon père est québécois et ma mère vient du Burkina-Faso.
- C'est tu près d'Haïti ça?
- Non, pas du tout. C'est en Afrique.
- Ah... J'aimerais ça aller en Afrique moi un jour.
- Oui, c'est l'fun. 
- T'y a été toi?
- Oui, dans la famille de ma mère. 
- Ils font tu du reggae là-bas?
- Non, pas vraiment, il y en a un peu, mais c'est pas la musique la plus écoutée. Le reggae ça vient de Jamaïque plutôt.
- Ah ok... Sti que j'ai envie d'aller fumer.
- Oui, bah écoute profite de la discussion. J'peux m'asseoir à côté de toi pour profiter de la musique?
Stacy attrapa son gros sac de sport et le mit sur les sièges vides à côté.
- Tu vas où à Québec?
- Je vais voir des amis...
- Aimes-tu ça Québec?
- Oui.
- Moi j'aime le Lac. 
- Tu viens du Lac-St-Jean aussi?
- Oui! Moi c'que j'aime c'est bûcher du bois et faire du skidoo. Si j'fume c'est à cause de l'école. J'haïs ça l'école. Moi, j'vivrais dans l'bois à l'année longue. 
Elle sortit un livre de son sac. Maria Chapdelaine
- Tu connais ça?
- Oui, je l'ai pas lu mais j'en ai entendu parler.
- C'est le meilleur livre. Enfin, le seul que j'ai lu. Enfin... je l'ai pas vraiment lu, la prof de francais nous l'a lu, en entier. 
- Wow. C'est hot ça.
- C'est hot certain. Parce que moi avant, quand j'voyais un livre, j'avais envie de le déchirer. La lecture, l'écriture, j'haïs ça, les mots se mettent à danser devant mes yeux et ça m'fait mal à la tête. Mais là.... En plus, elle vient du Lac, Maria.
- Ah oui?
- Oui, elle vient de Péribonka, et la vie à la ferme, moi aussi j'ai connu ça avec mes grands-parents. 
Jennifer regarda les deux tatouages que Stacy avait à l'intérieur des poignets. Sur chacun des poignets, un prénom, des dates et une croix.
- Ça doit faire mal des tatouages ici.
- Ouais, mais moins mal que la vraie douleur... Mon oncle est mort d'un cancer l'an dernier. Fait que j'ai fait tatouer ça pour pas oublier. En même temps, j'ai fait tatouer le nom de mon frère sur l'autre poignet. Il est mort quand j'avais 7 ans.
- Ah....
Par discrétion, Jennifer n'osa pas poser de questions.
- Moi, j'men va voir ma tante à Québec. J'ai crissé mon camp parce qu'ils voulaient m'envoyer en Centre jeunesse. Pour la troisième fois. Pis y sont pas près de me r'voir là-bas. Tout ça parce que j'ai traité ma prof de grosse crisse de folle! Pas la prof de français hein, la prof de maths! Sti qu'èm gossait! Moi j'haïs ça l'école, j'y peux rien. Fait qu'y passent leur temps à me renvoyer de l'école et à  m'envoyer en Centre jeunesse. Y'ont dit que j'suis TDAH, trouble d'opposition et asperger... Criss, ça m'dérange pas mais y'ont qu'à m'laisser à la maison! Quand j'suis tranquille à la maison, j'fais des casse-tête de 5000 pièces et pis du tricot, j'mennuie pas. J'prépare le repas pour papa aussi quand y rentre tard. Mais là, ils arrêtent pas de le convoquer pour lui dire comme j'suis une crisse de folle et comme j'ai traité ma prof et qu'il est un père incompétent. Mais lui, il a pas que ça à faire, parce que quand il vient à ces rendez-vous, il perd une journée de travail à chaque fois. Fais que j'en vas chez ma tante.
- Tu t'entends bien avec ta tante?
- Ouais, ça va...
Elles terminèrent le trajet en somnolant avec un écouteur chacun dans les oreilles.
Avant de se séparer, elles allèrent partager une cigarette d'herbe dans un coin discret derrière la gare routière.

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